C’est l’alerte rouge, couleur de la souffrance mais aussi de l’effervescence de la vie. Il est plus que temps d’« éveiller les consciences qui dorment au fond de leur lit »* : à la lecture du 17e Baromètre de la pauvreté et de la précarité Ipsos / Secours populaire, il apparaît que la situation des Français et des Françaises continue d’empirer en 2023, après une année 2022 « déjà marquée par une forte dégradation », comme le rappelle l’un des auteurs de ce nouveau baromètre, Etienne Mercier, le directeur du pôle Opinion et du pôle Santé chez Ipsos.
La situation est loin de s’être améliorée en 2023 pour les foyers en prise avec l’augmentation violente des prix, comme le montrent les milliers de réponses des personnes interrogées en juin dernier** : plus d’un Français sur deux, en effet, déclare ne pas parvenir à mettre de l’argent de côté (53 %, +1 point) et, plus grave encore, près d’un sur cinq (18 %) vit à découvert, une proportion en hausse de 3 points sur l’année écoulée ! Près d’un tiers des ouvriers (31 %) et un quart des employés (25 %) sont confrontés à cette situation aussi aberrante qu’angoissante.
Des privations à des niveaux records
Les difficultés pour assurer les dépenses courantes ont encore augmenté ; et pour une impressionnante batterie de besoins essentiels (santé, besoins des enfants, énergie et alimentation), elles « atteignent de nouveaux records », souligne encore Etienne Mercier. Dans le domaine des soins, pour commencer, c’est presque un Français sur deux (45 %, au terme d’un bond de 6 points en un an) qui assure s’être retrouvé dans l’incapacité, absolue ou partielle, de payer certains actes médicaux. Même bond impressionnant de 6 points concernant la privation, au moins partielle, de fruits et légumes frais, pourtant indispensables au bon fonctionnement de l’organisme et au maintien de la force de travail : 43 % des gens interrogés sont confrontés à l’impossibilité d’en consommer tous les jours, malgré les recommandations du Programme national nutrition santé.
Plus grave encore, pour l’un des pays les plus riches du monde : un Français sur trois (32 %) n’est pas toujours en capacité de se procurer une alimentation saine en quantité suffisante pour manger trois repas par jour. Sur l’unique critère de la quantité, ils sont encore plus nombreux (35 %) à ne plus faire trois repas chaque jour. Ils sont autant (36 %) à se priver pour que leurs enfants ne se retrouvent pas devant une assiette vide… Même si cela ne fait pas suffisamment la Une de la presse, les prix records de l'alimentation (+21,3 % depuis août 2021) soumettent la population à toute une série de chocs.
La privation la plus répandue porte sur la viande : près des trois quarts des personnes interrogées (72 %) indiquent qu’elles ne peuvent plus en acheter, occasionnellement pour la plupart, mais aussi « régulièrement » pour une part non négligeable. Des réponses à mettre en rapport avec la dernière étude de l’Insee montrant que le volume des achats alimentaires des Français a diminué de 11,4 %, entre le dernier trimestre 2021 et le deuxième trimestre 2023. Une chute sans précédent depuis 1980 (Les Echos, 10.08.23).
Autre énorme point noir, les factures d’électricité et de chauffage se sont révélées trop lourdes pour 45 % de la population malgré le bouclier tarifaire, désormais largement revu à la baisse, et alors que les tarifs réglementés sont sur la sellette. Ce sont encore 4 points supplémentaires depuis le précédent baromètre, mais surtout près de 20 points de plus depuis 2020 ! Du côté des parents, cette fois, la difficulté de répondre aux besoins de leurs enfants (fournitures scolaires, vêtements, cantine…) bondit, là encore, de 4 points : près d’une famille sur deux (46 %) a du mal à intégrer ce type de frais dans son budget et ce n'est pas la hausse à deux chiffres du prix des fournitures scolaires qui va les aider...
Le seuil de pauvreté subjectif rattrape le SMIC
Ce tableau ne serait pas complet sans un focus sur les foyers dont le revenu est inférieur à 1 200 euros nets par mois. Une situation loin d’être marginale puisqu’elle est vécue par environ 12 % des ménages. Les privations y atteignent des proportions dantesques : 63 % des membres de ce groupe caractérisé par les revenus les plus faibles déclarent avoir du mal à payer certains actes médicaux (+10 points en un an). Une vulnérabilité à mettre en rapport avec le fait que 50 % d’entre eux éprouvent « des difficultés financières pour disposer d’une mutuelle santé » et doivent donc faire face à des restes à charge trop lourds, voire plus importants que pour la population plus aisée. Ce chiffre concernant les mutuelles est marqué par une augmentation de 9 points en 12 mois. Pour les repas, ils sont 57 % à ne pas pouvoir se procurer assez de denrées de qualité pour manger 3 fois par jour. Là encore, ce chiffre s’est accru de 10 points en un an.
Face à la hausse des prix entamée en 2021, les Français placent toujours plus haut le seuil de pauvreté subjectif. Cette année, ils situent à 1 377 euros nets par mois, en moyenne, le revenu en dessous duquel une personne seule peut être considérée comme pauvre, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas assurer ses « dépenses minimales de biens et services nécessaires pour (…) participe[r] de manière effective à la vie sociale (…) sans peur du lendemain », selon la définition du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE). Ce chiffre de 1 377 euros est en hausse de 114 euros sur l’année écoulée ; c’est la plus forte hausse de cet indicateur depuis la création du baromètre, se plaçant juste 6 euros sous la valeur mensuelle nette du SMIC, après sa revalorisation de 54 euros depuis septembre 2022. La hausse du seuil de pauvreté subjectif exprimée par les Français a donc été deux fois plus forte que celle du SMIC sur la période.
Loin des ambitions du Conseil national de la résistance ou de la Déclaration de Philadelphie, la vie quotidienne, le statut et les horizons des Français semblent plus aléatoires que jamais. Près de 6 sur 10 déclarent avoir été à un moment de leur vie dans une situation de fragilité économique et sociale ou sur le point de tomber dans la précarité (58 %). Excès de pessimisme ? Ils sont quand même 38 % à avoir déjà connu une telle situation. Plus d’un ouvrier sur deux et plus d’une personne vivant avec moins de 1 200 euros net par mois (53 %) se sont déjà retrouvés dans cet état de vulnérabilité où les privations se conjuguent avec l’angoisse des lendemains et les démarches pour s’en sortir coûte que coûte.
La précarité, les Français en font aussi l’expérience à travers leurs proches : 67 % d’entre eux connaissent une personne de leur entourage qui semble être aujourd’hui confrontée à la pauvreté, un chiffre en hausse de 2 points en un an. Plus d’un quart des gens interrogés (26 %) connaissent au moins quelqu’un dans cette situation dans leur famille et près d’un sur deux (49 %) parmi leurs amis ou leurs connaissances. Des situations d'autant plus présentes que le nombre de gens souffrant de privations matérielles et sociales est à un niveau jamais atteint jusque-là, selon la dernière enquête de l'Insee.
Un élan de solidarité plutôt que de repli
Constatant autour d’eux la fragilité des conditions d’existence, les Français se montrent toujours prêts à faire preuve de solidarité, loin des appels au repli sur soi qui résonnent dans le débat public. Plus des deux tiers des personnes interrogées (67 %) se disent, en effet, prêtes à s’impliquer personnellement pour aider les personnes en situation de précarité, un chiffre en hausse de 2 points en un an. Une tendance à la hausse qui se mesure dans tous les baromètres, du Secours populaire ou autres, à chaque fois qu’une crise économique et sociale s’approfondit. Les Français sont à l’unisson du poète : « La souffrance est chose sacrilège quand il y a pour tous des roses et du pain blanc. »*
Repères :
. Près de 4 millions de personnes ont été aidées par le Secours populaire, en 2022, en France et dans le Monde.
. 18 % des personnes font – rarement, parfois, régulièrement – appel à des associations pour se nourrir.
. 32 % des Français ne peuvent pas se procurer une alimentation saine en quantité suffisante pour faire trois repas par jour.